Baptiste Vignol est un grand voyageur. Il a posé ses valises très loin de la métropole et c'est par téléphone que nous avons parlé de son dernier livre Il n'y a plus d'après, une biographie de Guy Béart. Baptiste a écrit de nombreux ouvrages sur la chanson et en particulier Des chansons pour le dire, une anthologie de la chanson qui trouble et qui dérange, paru en 2005 (coup de cœur Charles Cros 2006) et Le Top 100 des chansons que l'on devrait tous connaître par cœur, paru en 2013. Mais qu'est-ce qu'on nous chante? Qu'il a débuté en 2007 est un des blogs les plus intéressants parmi tous ceux qui sont consacrés à la chanson. Grand admirateur moi-même de Guy Béart dès les années 60, son livre m'a passionné. Nous en avons donc parlé longuement ensemble.
Il y a de toute évidence un très gros travail de ta part pour aboutir à ce livre.
J'ai commencé par visionner sur le site de l'INA toutes les émissions auxquelles Béart a participé. J'ai réalisé à cette occasion combien il était hors norme par rapport à ce qui se faisait à l'époque et à quel point, surtout, il était intelligent, brillant, original et moderne. Je me suis dit que retranscrire les dialogues des émissions et des entretiens qu'il avait accordés permettrait de le faire parler. Si j'ai grandi au milieu de tous les disques de Guy Béart et si j'ai adoré ses chansons, je n'en connaissais pas l'histoire. Ce que j’ignorais c’est que la vie de Béart se trouve au cœur de ses couplets. Cette biographie est donc une sorte de mode d'emploi pour le comprendre. Ses chansons sont des tiroirs et avec ce livre on peut fouiller dans ces tiroirs et saisir l'histoire intime de chacune des chansons.
Un exemple, que nous raconte la chanson Poste restante
C'est son premier chef d'œuvre et certainement l'une de ses 5 plus belles chansons. C'est une histoire insensée dont je ne connaissais pas l'intrigue. Micheline, à qui elle était adressée, était tombée enceinte de Béart en 1954 avant de partir passer ses vacances d'été en Tunisie. Il en était follement amoureux et le restera pendant des années. Il était alors jeune ingénieur, il avait un métier et il aurait donc pu dire à Micheline « c'est très bien, tu gardes cet enfant ». Sans doute l'aurait-il épousée. Peut-être même ne serait-il jamais devenu chanteur. Mais il se trouve que la mère de Béart ne supportait pas Micheline et interceptait toutes ses lettres. Micheline lui écrivait donc de Tunis pour lui dire qu'elle était enceinte mais elle écrivait dans le vide. Béart, de son côté, lui envoyait des poèmes ne sachant pas dans quel état elle était. Micheline revient donc de Tunisie après avoir avorté. Elle va voir Béart pour lui dire le fond de sa pensée. Pour Béart un monde s'écroule. Il va voir sa mère qui lui remet alors toutes les lettres de Micheline dans lesquelles elle implorait Béart de lui répondre. Béart ne s'est jamais remis de cette histoire : la chanson a été écrite en 1954 ou 1955, enregistrée sur son premier album en 1957. En 1978 dans l'émission A bout portant, Béart s'est mis à découvert en commençant à parler de cette chanson, puis s'est repris et n'en a pas dévoilé la clé. « J'ai trop souffert » expliqua-t-il pour conclure. C'est Anne-Marie Besse, l'autre grand amour de l'artiste, la muse qui lui a inspiré
Où vais-je ?, qui m'a raconté comment et pourquoi cette chanson a été écrite.
Béart aimait les femmes et il avoue lui-même, tu le rapportes dans ton livre, « j'étais un coureur ».
Il me l'avait dit lors d'un entretien que j'ai eu avec lui. Il a toujours été entouré de femmes superbes. La mère d'Emmanuelle, Geneviève Galéa, était un mannequin, une beauté lumineuse. Anne Marie Besse qui avait 22 ans de moins que lui est une femme radieuse. Il avait bon goût, devait être très charmant et fut un très bel homme entre 30 et 50 ans. Son intelligence devait le rendre encore plus séduisant. Quand Emmanuelle est née, ses parents étaient déjà séparés. Il s'est marié en 1957 avec Cécile de Bonnefoy du Charmel – qui était fort belle également ; en 1959 c'était terminé. Anne-Marie Besse, c'est elle qui l'a quitté en 1978, mais elle est resté jusqu'au bout son amie intime. Il avait d'ailleurs acheté un appartement à Paris qui pouvait servir à ses amis comme à ses anciennes compagnes.
Quand j'écoutais Béart dans les années 60, c'est l'aspect romantique qui me touchait le plus alors que dans ton livre c'est la dimension érotique de ses chansons qui ressort avec le plus d'éclat.
Oui, il l'a été encore plus que Gainsbourg ou Aznavour ! Chandernagor est une chanson coquine, érotique, avec des images très poétiques. Même Vous, qui est très romantique est aussi très sensuelle ; c'est une caresse, cette chanson. Quand il l'a chantée à la télévision en 1958 devant Brigitte Bardot, cette dimension devient éclatante. En réalité il y a souvent plusieurs lectures dans les chansons de Guy Béart. Une chanson amusante comme L'obélisque, qui aurait pu plaire aux enfants, était aussi une chanson sur le dysfonctionnement érectile ! Les images érotiques et charnelles apparaissent souvent au détour d'un refrain ou d'un couplet.
Béart a toujours été en bons termes avec les pouvoirs en place de Pompidou à Mitterrand en passant par Jack Lang.
Les grands hommes politiques aimaient Béart d'abord pour ses chansons, le lui faisaient savoir et il devait en être honoré. Il était lui-même très curieux de connaître ces personnalités. Il répondait à leurs compliments en les invitant chez lui à Garches. Et c'est ainsi qu'il a sympathisé avec Simone Veil, avec Georges Pompidou qui avait été son professeur de français, avec François Mitterrand qui l'a emmené au Japon. Il était fasciné par ces personnages de pouvoir redoutablement intelligents. Mais il n'en attendait aucun avantage. Il affirmait ne leur avoir jamais rien demandé sauf une fois, pour Aragon, qui allait être expulsé de chez lui. Il l'avait appris à Pompidou qui lui avait alors répondu qu'il était hors de question que le plus grand poète de la littérature française se retrouve à la rue. Et Pompidou fit le nécessaire pour qu’il conserve son toit.
Tu présentes Béart comme un grand innovateur, celui qui a fait le premier clip, celui qui, le premier, a choisit l'autoproduction.
Derrière le troubadour il y avait un homme très moderne et il ne faut pas oublier que c'était un ingénieur des ponts et chaussées. En 1964, il est le premier à se lancer dans l'autoproduction ; il avait 33 ans. Il a reçu chez lui des artistes comme Claude François ou Pierre Perret pour leur vanter les mérites de l'autoproduction. Jean Ferrat, Anne Sylvestre et Claude François ont suivi son exemple comme la plupart des jeunes artistes le font un demi-siècle ans plus tard. Très tôt, il avait chez lui des ordinateurs, 3 écrans de télévision allumés dans sa chambre. C'était un peu une sorte d' « ingénieur fou ».
A la fin de sa vie on ne peut pas dire qu'il donnait une bonne image de lui-même.
Je crois que l'épisode avec Gainsbourg lui a été fatal en terme d'image. Ca s'est passé lors d'Apostrophes, l'émission télévisée de Bernard Pivot. Alors que Gainsbourg pontifiait en disant n'importe quoi, Béart avait été le seul ce soir-là à avoir le courage de s'opposer à lui. En dénigrant la chanson comme il le faisait, Gainsbourg, finalement, insultait Anne Sylvestre, Louis Chédid et tous ceux qui étaient présents sur le plateau de l'émission. Mais Béart a refusé de se laisser insulter par un type qui affirmait que la chanson était « un art mineur pour les mineures ». Par snobisme, beaucoup de journalistes ont pris le parti de Gainsbourg qui était alors au faîte de sa popularité tandis que Béart avait disparu de l'actualité à la suite d'un cancer au début des années 80. Béart, à l'inverse de Gainsbourg, ne faisait pas dans le « jeunisme ». Cette émission lui a coûté très cher en terme d'image mais il s'en moquait totalement. Il ne voulait qu'une chose : l'honnêteté et la vérité. Cette quête l’obsédait. Finalement, les années 80 et 90 ne lui ont pas été favorables. Il a été gravement malade, à deux reprises. L'époque changeait. Comme il était riche et qu’il avait bien géré sa fortune, il pouvait rester dans son coin, refusant même de rééditer ses anciens disques... S’il disait souvent « je ne veux pas être un chanteur populaire », je crois que dans le même temps il souffrait de ne pas être considéré comme l'égal des Brassens, Brel et Ferré. Et pourtant il l’était ! Certes, moins bon interprète qu'un Jacques Brel, moins fascinant qu'un Ferré, moins envoûtant qu'un Brassens souriant sous sa moustache. Mais en terme d'écriture et de composition il était leur égal. Il souffrait donc de ne pas être considéré comme un géant de la chanson. On a parfois de Béart l'image d'un homme aigri et prétentieux. Mais il était simplement triste de ne pas être considéré comme il pensait devoir l'être.
Baptiste Vignol, Guy Béart - Il n'y a plus d'après, 250 pages, Editions Archipel, 20 euros, ISBN-10: 2809818452